Par une décision en date du 21 mars 2018 (n° 17-14.582) la première chambre civile de la Cour de cassation confirme sa jurisprudence sur l’appréciation du préjudice et du lien de causalité en cas d’actes de concurrence déloyale.
En l’espèce, un avocat associé au sein d’une société d’exercice libéral (SELARL) a cédé les cent vingt parts qu’il détenait au sein de cette société. Cette dernière lui a alors reproché d’avoir détourné une partie importante de sa clientèle, et ce en employant des manœuvres déloyales. La société a saisi le bâtonnier de l’Ordre des avocats du Barreau de Paris, afin d’obtenir le paiement de dommages et intérêts, sur le fondement de l’article 1240 du Code civil (ancien 1382), qui dispose que « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. ».
La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 18 janvier 2017, retient la responsabilité de l’avocat pour avoir utilisé des manœuvres déloyales en vue de capter une partie de la clientèle de la SELARL dont il était associé. Néanmoins, la Cour d’appel rejette la demande de dommages-intérêts de la SELARL, aux motifs que cette dernière « ne rapporte pas la preuve que ces agissements sont directement à l’origine d’un détournement d’une partie de sa clientèle et du préjudice financier qu’elle prétend avoir subi ».
L’arrêt de la Cour d’appel est cassé par la Haute Juridiction qui reste ainsi
dans sa lignée jurisprudentielle, et rappelle au visa de l’article 1240 du code civil que le « préjudice s’infère nécessairement d’un acte de concurrence déloyal, générateur d’un trouble commercial, fût-il seulement moral ».
Cette jurisprudence est désormais bien établie : « Il s’infère nécessairement des actes déloyaux l’existence d’un préjudice résultant des procédés fautifs utilisés » qui sont « des faits générateurs d’un trouble commercial » (Com. 22 mai 1984, n°82-13.482, Bull. civ. IV, n°172). « Les faits de concurrence déloyale générateurs d’un trouble commercial impliquent l’existence d’un préjudice » (Cass. com., 25 févr. 1992, Bull. civ. IV, n° 88.). Elle est régulièrement confirmée : Cass. com. 1er juill. 2003, n°01-13052 ; Cass. com. 2 déc. 2008, n°07-19.861 ; Cass. com. 10 févr. 2009, n°07-21.912).
L’action en concurrence déloyale s’écarte ainsi des principes civilistes de la responsabilité, bien qu’elle soit fondée sur les articles 1240 et 1241 du Code civil (anciens 1382 et 1383).
A partir du moment où la faute à savoir les manœuvres déloyales sont établies, le préjudice subi ainsi que le lien de causalité sont présumés établis sans que le demandeur soit contraint d’en apporter la preuve.
Une partie de la doctrine a tenté d’expliquer cette position par la « spécificité du dommage concurrentiel qui serait souvent potentiel et difficile à localiser » (Concurrence déloyale, Yves Picod, Répertoire de droit commercial, Dalloz). En l’espèce, il était difficile d’établir que les agissements déloyaux caractérisés de l’avocat étaient à l’origine d’un détournement d’une partie de la clientèle de la SELARL.
Cette présomption de préjudice s’attache également à la sanction du devoir d’information des médecins depuis un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 3 juin 2010. En effet dans cet arrêt, la Cour énonce à propos d’un urologue que « le non-respect du devoir d’information […] cause à celui auquel l’information était légalement due, un préjudice que le juge ne peut, sur le fondement de l’[ancien] article 1382 du code civil, laisser sans réparation. » (Civ. 1ère, 3 mars 2010, n°09-13.591). Cette position de la première chambre civile a par la suite été confirmée à de nombreuses reprises (Civ. 1ère, 6 oct. 2011, n°10-21.241 ; Civ. 1ère, 12 juin 2012, n°11-18.327).
Dans un arrêt du 23 janvier 2014 (Civ. 1ère, 23 janvier 2014, n°12-22.123), confirmé en 2017 (Civ. 1ère, 25 janvier 2017, n° 15-27.898), la Haute Juridiction a distingué, concernant le devoir d’information des professionnels de santé (médecins, kinésithérapeutes, infirmiers, podologues, dentistes, etc.), deux préjudices réparables en cas de violation du devoir d’information de la part de ces derniers :
D’une part, le préjudice relatif à la perte de chance d’éviter le traitement ou l’intervention et ses conséquences dommageables. D’autre part, le « préjudice d’impréparation », c’est-à-dire le préjudice résultant du défaut de préparation aux conséquences dommageables qui ont résulté du traitement ou de l’intervention.
C’est cette dernière catégorie de préjudice « que le juge ne peut laisser sans réparation », et pour lequel, par conséquent comme en matière de concurrence déloyale, le droit à indemnisation des patients se déduit automatiquement du non-respect du devoir d’information par les professionnels de santé.
Carole A. YOUNES
Anaïs BACONNAIS